Une nouvelle pour l’Appel de Ctulhu
jeudi 1er septembre 2005, par
Cet événement m’est arrivé il y a maintenant sept ans, et chaque année, quand le temps commence à se ternir de sombres nuages traînants, j’y repense avec une appréhension lancinante. A la fin de cet été si long que les écoliers sont retournés sur les bancs avec leurs habits de vacances, j’ai reçu un appel pressé et angoissant d’un ami d’enfance, lequel me prévenait du décès imminent de son épouse. Nous nous étions connus lorsque nous-mêmes étions des écoliers et, si les petites négligences de la vie nous ont séparés, j’ai toujours eu un sincère regret à les retrouver dans ces circonstances et non pas plus tôt lorsque notre compagnie aurait été l’un à l’autre plus heureuse.
Dès que des arrangements précaires ont pu être établis avec l’Université, j’ai pris la route pour retourner dans la région de mon enfance, remontant à rebours la distance et le temps que j’avais soigneusement empilés pendant ces années. Tout cet éloignement que j’avais patiemment accumulé comme un rempart contre les spectres du passé et qui n’était aujourd’hui d’aucun secours contre la préoccupation que j’avais pour Ellen. Ces derniers jours, l’angoisse survolait mon épaule dès que j’essayais de me concentrer sur un sujet en particulier et je suis arrivé dans ce bourg oublié de ma jeunesse, engourdi de ne plus avoir de contacts avec le monde qui, autour de ces champs et de ces forêts, continuait de tourner.
Et lorsque Richard m’ouvrit la porte et me fit entrer chez lui, cet engourdissement continua et s’épaissit comme se densifie la brume d’un bord d’océan. Dans la vieille maison de maître, les lumières étaient tamisées, les rideaux toujours tirés et les conversations se faisaient sur le ton de la confession, pour ne pas déranger la malade. Mon ami me rassurait pourtant rapidement : elle allait mieux, mais était encore faible et prenait des médicaments. Curieux comme on associe à l’idée de prendre des médicaments le fait d’être en sécurité, notais-je avec une pointe d’ironie. Mais ce sarcasme était, je me l’avoue aujourd’hui, plus un symptôme de mon soulagement que la prémisse d’une de mes diatribes arrogantes habituelles. Pouvais-je la voir ? Bien sûr, on m’empressa en haut des escaliers, je ne pus qu’esquisser les salutations de rigueur aux parents de la malade qui étaient venus prêter main-forte au gendre pour veiller sur elle.
J’ouvris silencieusement la porte et entrai enfin dans cette chambre qui était passée de l’état de chambre du couple à chambre de malade. Sombre, mais parfaitement rangée, elle ne se distinguait que par quelques ouvrages illustrés qui traînaient sur le sol à portée de la main de la malade. La petite table de chevet supportait un verre sale, une petite bouteille d’eau et plusieurs plaquettes entamées de ce médicament. Je ne sais pourquoi, je n’aperçus d’abord que ce médicament, ces lettres vertes qui formait le nom BILUSMUX. De Ellen, je ne pris conscience qu’un instant plus tard, pâle buste appuyé contre des coussins dans une position semi-assise. Son pâle visage me revenait en mémoire comme une bourrasque de vent tiède. Ses cheveux avaient changé, bien entendu, mais restaient ce long et raide casque sombre qui lui descendait de chaque côté du visage jusqu’à la poitrine. Et ses traits semblaient évidemment plus creusés par la maladie et les difficultés actuelles à se nourrir, mais leur finesse la désignait immanquablement comme celle qui m’avait procuré tant de rêves insolites et captivants ces liquoreuses années de jeunesse. Elle sourit de ma surprise et m’invita à venir s’asseoir près d’elle et je pus jurer que ces moments-là restent marqués par le bonheur, malgré tous les sentiments troubles qui entourent cet épisode bouleversant de mon existence. La distance et la pâleur de la maladie n’avaient pas altéré son doux timbre de voix, cette confiance absolue qu’elle avait de toujours dire les choses comme si elle les pensait absolument, comme s’il y avait là la force d’une ferveur. Il ne me fallut pas plus quelques instants pour être envoûté par l’assurance de la malade et la caresse des chuchotements de cette voix.
Lorsque je suis redescendu, j’ai pu prendre des nouvelles de la maladie de manière un peu plus complète. De Ellen, je n’ai eu de conversation que de sujets joyeux et en aucune manière qui auraient pu souligner son état actuel. Richard m’apprit qu’elle était tombée subitement malade il y a une quinzaine de jours, une sorte d’embolie et que sa condition physique s’était rapidement détériorée. Mais elle a visiblement bien réagi à ce médicament. Je m’étonnais qu’une embolie puisse être aussi facilement soignée par voie médicamenteuse, mais mes interlocuteurs étaient tous très affectés par les récentes semaines et mes questions achevaient plus de les tourmenter que de me renseigner. Ils paraissaient épuisés par la rigueur du traitement et toute leur énergie semblait se concentrer là-dessus. Ellen devait en effet prendre ces pilules avec une régularité draconienne, toutes les trois heures, ce qui interrompait évidemment son sommeil. Ils avaient en outre l’air d’être toujours préoccupés de ne pas avoir suffisamment de ce médicament pour la prochaine dose. Leur tension, le soulagement de la revoir, le trajet aussi, tout cela me rendait un peu ahuri et je suis sorti prendre l’air.
Cette vieille ville de M... semblait toujours la même. Inébranlable. Ses murs de pierre jaune, encrassés par la pollution moderne, semblaient d’éternels remparts contre le temps. Autrefois, ces murs me paraissaient une enceinte contre l’extérieur, mais aujourd’hui, je les voyais comme des mausolées édifiés à des grandeurs obsolètes, enfermant les vivants et les empêchant de goûter aux couleurs de l’ailleurs. C’est probablement en suivant ce train de pensée que mes pas m’ont mené vers le vieux cimetière, en contrebas de la vieille ville. Je me souvenais des tristes réunions familiales, une fois l’an, pour honorer les morts et notre nom. C’est ainsi que je retraçais le périple de notre nom, tombe après tombe. La situation était déjà sordide, mais elle est devenue complètement singulière et révoltante lorsqu’un de ces portraits blanchâtres capta mon regard : il s’agissait du triste regard d’Ellen, figé pour l’éternité dans un demi-sourire impudique qu’ont les morts quand les vivants ne se résolvent pas à laisser à la pierre tombale la noblesse de la sobriété. Mon cœur battait fort et mes tempes étaient assourdissantes. Titubant, rampant à demi, j’approchais de la tombe pour y lire une confirmation qui me laissa glacé : c’était bien la tombe d’Ellen, inhumation fraîche d’une pauvre semaine. Chaque respiration engouffrait en moi un air saisissant et contaminait mes muscles qui devenaient de marbre, rigides et froids comme ceux d’un corps. Dans ce funeste froid, mon esprit restait impassible et refusait de comprendre, d’admettre les deux réalités. Quel corps pouvait reposer ici si je venais bien de parler avec Ellen ? Quelle Ellen pouvais-ce être si son corps gisait là ?
Plus tard, je repris vaguement conscience de moi, de mon corps en pleine errance dans ces rues qui s’assombrissaient et qui se refermaient sur moi, évoquant encore plus le cercueil et la claustration que jamais. Je me décidais à rentrer, à les confronter à ma vision. Car maintenant, je doutais d’avoir correctement lu l’épitaphe, d’avoir vraiment reconnu Ellen sur le cliché mortuaire. J’avais honte de mon désespoir, de douter de moi. Aussi voulais-je, mais pourquoi donc ?, apporter à cette famille une preuve de mon estime et franchis la porte d’une pharmacie dont je croisais la route et y acheter de ce médicament. Et ce médicament, m’expliqua-t-on plusieurs fois, n’existait pas ! Devant mes insistances, le jeune préparateur me fit consulter ses catalogues, et même ce gros livre rouge qui remplace un serment chez les praticiens de la santé. Nulle part dans les listes, pas de BILUSMUX.
Désorienté comme on peut l’être lorsque par deux fois, la réalité semble se travestir et se dérober, je repris le long chemin du retour. Devant la porte, dans le soir tombant, comme un fou qui erre, je croyais retrouver un lieu de paix. Mais Richard m’accueillit avec les paroles d’un aliéné : « qu’avais-tu à chercher à en savoir plus ? hurla-t-il. Nous avions trouvé un moyen de la faire rester parmi nous, grâce au médicament. Elle était là ! Et tu l’as fait partir. Va-t-en, meurtrier ! » Et encore et encore, ces accusations d’homme désespéré fusaient vers moi, moi, l’homme pâle et hagard, jurant de rien et n’en disant pas plus.
Comment suis-je rentré chez moi ? Par habitude, probablement. J’avais tellement fantasmé mon départ de cette ville encombrante que le chemin pour s’en échapper est probablement inscrit dans mon sang désormais. Mais dès que l’étourdissement fut passé, rien ne m’est resté de sûr de cette épreuve qu’un sentiment insistant d’enfermement et de brumeux abandon. Encore aujourd’hui, il m’arrive, par ces compulsions qui nous rappellent notre état animal puissamment viscéral, d’entrer dans des pharmacies et je demande toujours s’il existe ce médicament, oui, pouvez-vous vérifier dans votre index rouge s’il vous plaît. Mais jamais je n’en apprends plus que je n’en savais en quittant cette ville enténébrée d’amertume.
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