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Appel de Cthulhu

La Main dans le Sac

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samedi 1er octobre 2005, par MrSel

La pluie collait aux vitres de l’Université de Pembroke tout au long de cet interminable après-midi de novembre. Le ciel tentait bien de s’assombrir pour clôturer cette journée insipide, mais une clarté résiliente s’acharnait à retenir un peu de jour sur la ville ennuyée. Le crachin grisâtre avait finit de chasser les étudiants des allées venteuses et les couloirs ne résonnaient pas des habituels fracas de pieds, de balles et de cartables qui les peuplaient à l’accoutumée. Dans la réserve, l’avant-dernière salle de l’aile Nord, baptisée presque vingt ans plus tôt en l’honneur de Joseph Rock, Thomas Kisner avait le dos courbé de lassitude au-dessus des multiples fragments qu’il rassemblait et étiquetait patiemment.

Le professeur Rader, titulaire de la chaire d’archéologie orientale depuis une durée que même les autres universitaires qualifiaient de respectable, avait ramené de sa dernière expédition de Birmanie des trésors statuaires et même des supports écrits d’un complexe de temples aujourd’hui seulement peuplé de lianes gigantesques et de racines grotesques. Le professeur Rader avait toujours réussi à ramener quelque chose, dans toutes les circonstances, de tous les pays. Bien évidemment, il devait souvent utiliser des moyens détournés et, Thomas s’en étonnait fréquemment, profondément illégaux. Comment le distingué archéologue pouvait-il à coup sûr pactiser avec des passeurs ? Comment faisait-il pour entretenir toutes ces relations et s’acheter la discrétion indispensable, une fois rentré au pays ? Certes, il disposait d’un revenu confortable, et ses livres n’étaient pas seulement achetés en grand nombre par toutes les Universités de renom, mais aussi par une frange importante de la population, avide d’apercevoir, entre les lignes, les aventures de l’héritier d’une tradition archéologique qui tenait autant de la recherche historique que de la piraterie... Aucun bienfait ne semblait être refusé à ce génie des temps modernes car il jouissait d’une musculature toujours alerte et son corps répondait à la perfection à tout ce que ce vif cerveau lui commandait.

Et pendant que le professeur faisait des discours, signait des autographes ou négociait les frais de sa prochaine expédition, Thomas Kisner répertoriait les pièces qui était arrivé ce matin même. Un camion à moitié délabré, aux forts relents d’essence, avait régurgité trois ou quatre hommes sales dans la cour de l’Université. Ces hommes-là avaient ensuite rapidement déchargé quatre grosses caisses dont le bois semblait encore un peu humide sur le gravier détrempé. Le matériel que contenaient ces coffres avait peu souffert du voyage. Les pièces endommagées semblaient avoir été déjà dans un état lamentable lorsqu’elles avaient été rangées avant le transport. Les feuillets dactylographiés comportant la liste des pièces, en revanche, étaient plus mal en point que la plupart des parchemins antiques que l’Université conservait jalousement. Une puanteur poisseuse d’iode entachait rapidement les mains de quiconque les parcouraient, et ce quiconque, aujourd’hui, était Thomas.

Le soir refusant de franchement assombrir le reste de jour, Thomas se décida à parcourir le contenu de la dernière caisse. Il se disait, avec cet optimisme résigné de magasinier, qu’il aurait au moins la satisfaction d’avoir vérifié que tout était là. Une fois encore, il plongea les avant-bras dans la paille de transport, exhumant les restes d’une société disparue de la paille de transport, comme d’autres les avaient déterrées de la gangue de terre et de l’oubli. Cochant un à un les éléments des feuillets, il parvint au bout de sa liste. Un soupir. Et ses mains souillées frottèrent un instant son front, le massant et le maculant médiocrement. Il allait partir, il avait presque déjà formulé l’espoir de sortir de cette salle sombre et poussiéreuse quand il aperçut un morceau de tissu verdâtre dans le fond de la caisse. Il ressentit d’abord la crainte d’avoir oublié quelque chose sur la liste, puis la lassitude de devoir encore inspecter cette pièce-ci. Mais Thomas était un résigné de la connaissance, un serf patient et inéluctable de la paperasserie. Une fois de plus, il se pencha dans la caisse et retira le tissu.

Ce tissu se révéla être une espèce de sac de toile grossier, fermé par une cordelette enroulée une demi-douzaine de fois autour de l’ouverture. Les mailles lâches laissaient voir un objet en terre cuite. Le son râpeux qui faisait frémir ses gencives ne laissait pas de doute à Thomas : la statuette était cassée. Il reposa alors le sac sur sa paillasse de travail, déroula prestement la cordelette et fit lentement glisser le contenu du sac sous la faible lueur de la lampe. Trois gros morceaux de terre cuite, dans les tons vert et brun, et un peu de terre aux relents de vase émergèrent du sac. La statue ressemblait au premier abord à une statue de gros bonhomme rigolard qui orne les devantures de restaurants chinois, mais réalisée dans une terre cuite sombre, couleur de marécage. Réarrangeant les fragments à la lumière, Thomas eu un mouvement de surprise, malgré une journée passée à trier des antiquités de la même période. Le gros bonhomme avait une face hideuse.

Le spectateur, l’eût-il souhaité de toutes ses forces, ne pouvait affirmer en toute bonne foi que le visage ne fût pas humain. Thomas, lui, aurait bien voulu attribuer cette déformation à un animal fantastique, mais les traits, la disposition des éléments du visage étaient indéniablement humains. Mais la mâchoire était large, et semblait flasque. La forme des yeux était affaissée vers l’extérieur du visage. Les yeux en eux-mêmes portaient encore des traces de pigmentation d’un jaune crasseux, uniformément réparti sur tout le globe oculaire. Le visage terreux semblait tenir une vague ressemblance avec un crapaud déprimant mais la qualité humaine de la face, son expression de lent examen troublait dans cette figure invraisemblable et boueuse.

Thomas éprouvait une fascination obscure pour ce nouvel objet. Ses connaissances en représentation religieuses asiatiques étaient limitées, mais un tel dieu lui était inconnu. Il pouvait s’agir d’une représentation d’un être humain en particulier, un prêtre influent peut-être ? Mais rien de comparable ne lui venait à l’idée. Il rassembla les deux autres fragments auprès de celui qui portait la tête et il eut un deuxième choc : la main droite de la statue passait devant son ventre, et s’enfonçait dans un sac que portait sa main gauche. Le fait qu’un bras cache le gros ventre pouvait déjà paraître suspect, puisque, symboliquement, il représentait un handicap à la bonne fortune. Mais qu’une main soit cachée dans un sac paraissait insolite et saugrenu !

Le jour n’était plus et l’obscurcissement graduel de la pièce n’avait pas distrait Thomas de son étude. Il gardait désormais, fixement, le regard et l’attention sur la statuette bizarre. Gauchement, il remit en place les trois fragments pour reconstituer la statuette. Avec précaution, il retira ses mains et le fragile édifice resta debout, sur sa table, le regard saurien du bonhomme fixant un point derrière l’épaule droite de Thomas. Reconstitué, le petit dieu semblait plus affalé que vraiment assis, plus résigné et affligé que Thomas ne l’avait supposé en posant la première fois les yeux sur le faciès déformé.

Les idées, les hypothèses concernant cette étrangeté fusaient dans le crâne de Thomas Kisner. Rien n’avait autant stimulé son esprit depuis des années et il expérimentait l’accélération de l’esprit du poète devant sa muse. A tâtons, sans quitter des yeux l’aberrante idole, il chercha son cartable. Sa main gauche attrapa la poignée, leva le cartable de cuir usé et le déposa sur les genoux. D’un coup sec, la main gauche fit s’ouvrir le cartable de manière béante. Puis la main droite s’enfonça dans les profondeurs ténébreuses du sac et y rencontra une surface spongieuse, flasque et tiède, un assemblage de chairs remuantes, de coquilles gluantes, de carapaces d’insectes écœurants. Malgré la terreur engourdissante, Thomas eut, la seule fois de sa vie, un éclair de compréhension : la statue exprimait le dégoût de l’horreur cachée dans les sacs.

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Le professeur Rader avait longuement contemplé la lente venue du soir sur la ville, à travers des riches verrières de Santoline Mansion. La réception avait été une formidable manœuvre pour lever des fonds pour sa prochaine expédition et le succès du chantier birman y avait contribué largement. Le clerc lui avait apporté une serviette contenant les contrats signés de ses principaux mécènes. Devant la rêverie du professeur, il s’était retiré, laissant les documents sur le bureau et sortant précautionneusement. Maintenant, le professeur revint subitement à lui, son esprit vif lui rappelant l’intrusion du secrétaire et il fit quelques pas vers la serviette. Il la prit, soupesa gravement son contenu et parut satisfait du poids important, synonyme de nombreux feuillets de soutien. L’ouvrant prestement, il eut un vague pressentiment devant la singulière obscurité des entrailles de la sacoche. Faisant fi de ce sentiment incongru, il plongea impatiemment la main dans le sac.



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