Nouvelle
jeudi 27 août 2009
2. La mission
Mon interlocuteur et la cantine s’estompent autour de moi et l’éclairage franc fait place à une semi-obscurité peuplée de présences et de points lumineux. Un bruit de moteur assourdissant engourdit mes sens et autour de moi, tout vibre de manière désagréable. Je suis assis derrière une baie de verre et de métal qui se poursuit jusqu’à mes pieds avec pour seul spectacle le ciel noir étoilé.
- Sophie ? Ernest ?
Oui c’est Sophie, ici derrière toi...
Je me retourne et, un peu plus loin, un homme debout lève la main en me regardant.
- Ce ne sont pas nos Masques habituels ! signale Ernest.
Non. Et puis ceux-là nous ne les avons pas choisis. Apparemment nous portons tous les uniformes de l’Armée de l’Air américaine.
Et nous sommes à bord d’un avion, dans le cockpit plus précisément... peut-être un bombardier.
J’en suis le copilote, le Capitaine Lewis ! Dit Ernest. Mon Masque trouve cet avion plutôt moderne mais moi, au vu de mes connaissances modestes dans ce domaine, je le trouve assez ancien, deuxième guerre mondiale probablement.
Mes yeux s’habituent à la pénombre. D’autres hommes sont là, derrière moi : le Lieutenant-colonel Tibbets, pilote et responsable de la mission, le Sergent Duzenbury, ingénieur de vol, puis un peu en retrait le radio Nelson et le navigateur Van Kirk. Moi je suis assis tout à l’avant, le Major Ferebee, bombardier. Seule Sophie, plus connue ici en tant que Sergent Caron, n’a pas sa place dans le cockpit. Elle est debout à l’entrée de la soute, semblant attendre...
Les souvenirs reviennent lentement à la surface. Ernest reprend :
- Nous sommes sur un bombardier, un B-29. Nous avons décollé à 2 heures 45 de la base de Tinian Island et nous nous dirigeons vers le Japon. Trois avions devant effectuer des reconnaissances météo, nous précèdent.
Et là derrière peu de doute, c’est une bombe atomique, précise Sophie qui vient de jeter un regard dans la soute. Notre avion c’est "Enola Gay" et nous sommes donc en 1945, le 6 août.
L’événement auquel nous devons participer nous apparaît dans toute son horreur : le bombardement d’Hiroshima. Qui nous a envoyés ici et pourquoi ?
- Nous devons peut-être empêcher cette catastrophe ? suggère Sophie. Ce doit être possible car nos Masques n’ont pas été choisis au hasard : nous devons pouvoir faire quelque chose. Moi je suis chargée d’armer la bombe et toi Pierre, tu dois la lancer.
Oui, mais devons-nous le faire ?
Alors que nous échangeons nos impressions à coups de téléperception le Lieutenant-colonel Tibbets s’approche de Sophie :
Sergent Caron, il est temps d’y aller.
Il est un peu plus de 6 heures lorsque Sophie se glisse dans la soute pour armer l’engin sous l’œil attentif de Tibbets. Avec nous trois, il est le seul à bord à savoir que nous ne transportons plus cette fois une "citrouille", un conteneur ne contenant pas de charge nucléaire, mais une vraie bombe atomique baptisée "Litlle Boy".
Nous ne pouvons pas laisser faire une telle horreur... tous ces morts, nous glisse-t-elle. J’arme la bombe de telle façon qu’elle n’explosera pas en touchant le sol. Il faut au moins essayer çà ! Et puis on n’a pas le temps d’élaborer un plan plus complexe.
Je ne sais pas si c’est ce qu’on attend de nous, mais vas-y, fais comme tu le sens.
Tibbets referme la soute et regagne son siège tandis que Sophie traverse l’appareil dans toute sa longueur pour rejoindre son poste près de la queue.
L’avion entame alors lentement sa montée pour atteindre son altitude de bombardement à 30 000 pieds. Les vibrations de l’appareil s’apaisent progressivement, les sons s’atténuent et les étoiles perdent leur éclat. Nous regagnons le Centre.
Il est clair que cet acte ne fut pas sans conséquence. Une lumière chiche éclaire la cantine et les personnes qui s’y sont réfugiées. Les mûrs délabrés s’ornent de quelques photographies de mauvaise qualité, exclusivement des paysages enneigés où la neige cache, j’en suis convaincu, une terre aride et souillée.
Mon gobelet à moitié plein d’un café ressemblant plus à de l’eau sale qu’à la boisson que j’apprécie habituellement, est la cible de deux cafards.
- Pas terrible par ici, concède Ernest. Plusieurs dizaines de milliers de morts en moins ce n’était pas anodin comme modification historique.
Il faudrait voir au cinéma ou à la bibliothèque. On pourra peut-être avoir des précisions.
Bonne idée Sophie, ne bougez pas, j’y vais.
Pendant qu’Ernest se dirige vers la bibliothèque à la recherche d’un livre d’histoire, j’étudie les gens qui m’entourent. Tous ont l’air maussades, désœuvrés.
Ernest trouve rapidement des documents et nous fait un petit résumé des dernières décennies.
Devant l’échec de leur première tentative le 6 août, les Américains renoncèrent finalement à la frappe nucléaire. L’URSS n’entra pas en guerre le 8 août et attendit de voir comment se termineraient les affrontements sino-américains. Le conflit s’éternisa et de nombreux militaires trouvèrent la mort dans des batailles sporadiques avant que la paix soit signée en 1950.
Entre temps, la Russie s’était remise de la guerre et était devenue la première puissance mondiale. L’idéal communiste faisait de nombreux adeptes d’abord en Europe, en Asie, en Amérique du Sud puis en Afrique où tous les pays ont obtenu leur indépendance dès 1955.
L’URSS a privilégié les facultés mentales des individus et des recherches ont permis d’inclure la téléperception et la télékinésie au programme des universités à partir de 1965.
Toutefois cela semble s’être fait au détriment de la technologie et à l’heure actuelle de nombreuses maladies n’ont pas été éradiquées et déciment encore les populations. Les conditions d’hygiène sont plutôt déplorables et même si personne ne meurt réellement de faim on ne peut pas dire non plus que tout le monde soit rassasié. La preuve ? Mon estomac gargouille et aucun plat n’est disponible à la cantine. Je sais qu’il va falloir attendre midi pour manger une soupe claire où l’on trouvera peut-être un peu de viande (si elle a été livrée aujourd’hui).
Sophie semble abattue, et tandis qu’elle contemple la table vide d’un air morne, une jeune femme souriante aux traits délicats et aux longs cheveux blonds l’aborde en lui posant une main sur l’épaule.
- Bonjour à toi, camarade. Tu me semble bien abattue. Je suis Grandevallér’ël, Hipsoé. Et toi ? Chestel ?
Oui Christel, Chestel.
Sophie fait un léger mouvement pour dégager son épaule. La jeune Hipsoé s’assied en face d’elle, la fixant de ses grands yeux verts et investigateurs.
- Et pourquoi es-tu de si triste humeur Sophie ?
Ce monde ne me semble pas comme il devrait être. Il y a trop de misère, trop de tristesse.
Mais non, ce monde est beau, il est empli de nos pensées et toutes les pensées ne sont pas aussi tristes que les tiennes, crois-moi. Après des siècles de matérialisme, l’humanité a enfin su s’élever et enrichir son âme.
Certes, mais au détriment de quoi ? Ce monde est en paix mais les épidémies et la saleté tuent tout aussi sûrement que les guerres. Mourir de faim n’enrichit pas l’âme, voir périr ses enfants de maladies bénignes n’élève que le sentiment d’injustice.
Mais tous les mondes sont ainsi. Il y a toujours des gens qui meurent de faim ou de maladie.
Oui mais où beaucoup d’autres peuvent choisir leur destinée. Ici, la vie est sans surprise, sans espoir, juste inéluctable. Cela ne doit pas rester ainsi.
Grandevallér’ël a perdu son sourire et regarde Sophie d’une étrange manière, comme si elle semblait suivre le cheminement de ses pensées et de nos échanges silencieux.
- Pierre, ça ne me plaît pas du tout ici, je regrette ce que j’ai fait. J’aimerais tellement rentrer chez nous, mais je crois que tant que tout ne sera pas redevenu comme avant, nous resterons ici !
Il faudrait retourner à bord du B-29, mais comment faire ? Il y a certainement un responsable dans ce centre, quelqu’un a qui on peut en parler… Je vais aller voir dans les salles de test.
Je me lève mais à peine ai-je fait quelques pas que la lumière baisse en intensité et qu’un bourdonnement m’agasse les oreilles...
A nouveau le cockpit, la nuit, l’attente. Nous revoilà tous les trois à bord du B-29 : il suffisait juste de le demander !
Sophie contacte immédiatement Tibbets à la radio.
- Mon Colonel, je dois retourner dans la soute.
Pourquoi ?
Je pourrais vous répondre en privé...
Si Sophie continue de parler tout l’équipage va être au courant. Je m’extirpe de mon siège et j’interviens de vive voix auprès de Tibbets.
- Je pense que Caron souhaite vérifier l’armement de la bombe, pour qu’il n’y ait pas de problème. Il doit être un peu inquiet, cette bombe est un peu… particulière.
Tibbets se ferme et me jette un regard soupçonneux tandis que je lisse ma moustache d’un geste machinal et nerveux.
- Qu’entendez-vous par particulière, Ferebee ?
Disons que cette bombe n’est pas identique aux précédentes. Elle est plus puissante, plus dévastatrice. De quoi se faire quelques angoisses.
Mais comment savez-vous ? Je suis normalement le seul au courant à bord de cet avion !
Vous savez… je sais... Caron également. D’autres aussi peut-être mais là n’est pas la question.
Oui vous avez raison, tout doit se dérouler comme prévu.
Puis il transmet son autorisation à Caron :
Je stabilise l’avion et j’attends pour continuer la montée. Allez dans la soute.
Sophie quitte son poste et se dirige vers la soute. Elle passe près de Beser, Stiborik et Shumard qui échangent des souvenirs d’enfance. La porte de la soute est entre-ouverte. Sophie avance la tête et découvre Porter armé d’une pince coupante et penché sur le système d’alimentation en oxygène. Elle se glisse par l’étroite ouverture et pose la main sur l’épaule du saboteur.
- Que compte-tu faire ?
Porter se relève brutalement et fait face. Menaçant il lui souffle :
- Cela ne te regarde pas, retourne avec les autres !
Je suis à bord de cet avion, donc je suis concernée.
Dégage ! Je suis Belarbr’il, Hipsoé, et je sais ce que je dois faire. Pour le bien de l’humanité, cette bombe ne dois pas tomber sur Hiroshima.
Sophie se penche et se saisit du poignard qu’elle sent contre sa jambe. Elle se redresse agressive.
Si tu ne retournes pas à ta place je ne réponds plus de rien. Si tu crèves personne ne te pleurera, on ne pleure pas les traîtres ! La bombe DOIT exploser, nous ne pouvons pas changer l’histoire de façon aussi importante.
Les deux hommes s’affrontent du regard pendant d’interminables secondes, puis Porter baisse la tête, maté. Il jette la pince et se dirige vers le compartiment arrière sous l’œil attentif de Sophie. J’ouvre la soute et je regarde Caron se pencher à nouveau sur la bombe. Il me fait un signe "ok" de la main puis retourne à l’arrière de l’appareil.
Je referme la porte et rassure Tibbets :
- Tout est correct, mon Colonel.
Bien, regagnez votre place et continuons la montée.
L’Enola Gay est stabilisé à 30 000 pieds et l’attente se prolonge, insupportable. Les étoiles disparaissent l’une après l’autre à mesure que le ciel s’éclaircit et se teinte d’orange. Le soleil émerge finalement mais la beauté du jour qui commence n’apaise pas mes incertitudes quant à ce qu’on attend de nous. Les cris du radar nous tirent de notre torpeur : " un appareil ! Il monte vers nous droit devant... il va vite, très vite ! "
Le nouveau venu ne répond pas à nos appels. S’il nous attaque nous ne pourrons rien faire, notre B-29 étant totalement désarmé. Bientôt je le découvre, petit point noir qui se transforme rapidement en aile noire et triangulaire précédant une longue traînée blanche. L’aviation n’a jamais éveillé ma passion mais je peux toutefois vous certifier qu’un tel appareil n’existait pas en 1945 ! Il fonce droit sur nous et je suis aux premières loges, triste privilège. Un kamikaze ? Je m’agrippe à mon fauteuil, l’impact est imminent. Je peux déjà distinguer les deux puissantes mitrailleuses à l’avant, les drapeaux nippons sur les ailes et la silhouette plus claire du pilote... L’Enola bascule en vibrant douloureusement vers le sol tandis que l’avion ennemi s’élève lentement pour nous éviter. Sophie le voit entamer un long demi-tour pour nous prendre à revers, un mouvement qui reste à l’état d’ébauche et s’efface...
Retour à la cantine, une cantine semblable à celle où j’ai pénétré la première fois ce matin : éclairage chaleureux, tables aux tons pastels et chaises coordonnées, reproductions d’œuvres anciennes. Élosius est là, quelques tables plus loin, devant son jeu d’échec en compagnie d’une jeune femme. A la table voisine, un homme râblé mange des sushis. Pour en savoir plus je déambule entre les tables jusqu’aux distributeurs de boissons. Les inscriptions sont maintenant en anglais et en japonais. Ce matin elles se limitaient à l’anglais ! Des notices explicatives, techniques, très détaillées et disponibles dans différentes langues, ventent le dernier gadget à la mode : les chaussures autodirectionnelles !
Je me rends au cinéma, voir si je trouve quelques documentaires historiques, dit Sophie.
Après quelques recherches, elle visionne une cassette qui retrace les grands faits marquants du siècle dernier. Nous découvrons que le premier essai nucléaire américain a été un échec car à l’approche des côtes japonaises, un avion a attaqué l’Enola Gay et que la bombe qu’il transportait a été récupérée par le camp adverse. Des images d’archives nous montre l’explosion de la bombe dérobée et rebaptisée "Little Boy - the return" en plein Océan Pacifique. La deuxième bombe, "Fat Man", ayant également été subtilisée, les Américains décidèrent de négocier avec le Japon. La paix entre les deux pays fut signée le 15 août 1945. Les deux nouveaux alliés envahirent alors la Russie qui capitula moins d’un an plus tard et se retrouva partagée entre les deux puissances.
La guerre froide n’a jamais eu lieu et les développements technologiques se sont intensifiés dans les domaines non militaires. La qualité de vie est plus que satisfaisante mais s’est faite au détriment de la liberté individuelle, de l’enrichissement personnel et de l’art.
A ce jour l’Empire du Soleil Levant occupe la presque totalité de l’Asie et les Etats Unis possèdent quatre états en Europe. Je me souviens des cours d’anglais et de japonais obligatoires à l’école, même si une petite voix tout au fond me crie que je n’ai jamais suivi de cours de japonais !
- J’aurais tendance à rapprocher les modifications technologiques aux Aphrams, dis-je.
Tu crois qu’ils auraient participé à conception d’un tel avion ?
Je vais me renseigner.
Je m’approche d’Élosius qui choisit d’interrompre sa partie pour venir à ma rencontre.
- Alors Arthur ! Tu t’ennuies ?
Non pas vraiment. En fait, j’ai une question à te poser en privé.
En privé ! Répète Élosius intéressé. Suis-moi.
Nous nous installons dans l’un des petits salons aménagés au fond de la cantine, quelques fauteuils confortables autour d’une table basse.
Alors, que puis-je pour toi ? demande Élosius en posant la main sur ma cuisse.
Je retiens un mouvement de recul. Il peut me fournir des informations alors ménageons sa susceptibilité. Ce qui me surprend d’avantage c’est la légère excitation que je semble déceler chez mon Masque, Arthur. Essayant d’ignorer cette situation désagréable, je lui fais un rapide résumé de notre passage dans le B-29 et lui fais part de mes interrogations.
- Je me demandais si les Aphrams ne seraient pas intervenus sur ce même événement historique en accélérant la création d’avions à réaction.
Je n’ai rien entendu à ce sujet ; aucun Aphram n’a à ma connaissance été envoyé à cette période. Il pourrait peut-être s’agir de cette autre entité qu’on commence à cerner.
Quelle entité ?
Je ne saurai lui donner un nom. Certains la nomme Ironcess mais est-ce son véritable nom ? Elle intercède de plus en plus souvent dans le passé par des actes visant à déstabiliser notre histoire. Cela serait bien son style de chambouler l’équilibre mondial.
On l’a donc déjà combattue ?
Certainement ! Dès que l’on découvre ses agissements des personnes du Centre, Aphrams, Chestel, Hipsoés voir des dinosaures, sont
envoyées dans le temps pour essayer de la contrecarrer.
Et sais-tu à qui on peut s’adresser pour signaler ce genre d’anomalie ?
Si tu es au courant, d’autres le sont également. Le mieux est d’attendre. Je vais finir ma partie, on se revoie un peu plus tard si tu veux bien...
Je le regarde s’éloigner calé au fond du fauteuil. Avant même qu’il rejoigne sa table, sa silhouette se délaie dans le bleu du ciel.
Texte et illustrations : Merin
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